Extrait de "Louisiane francophone, Louisiane caribéenne" <--- Cliquez sur le lien pour lire le texte en entier1. Louisiane et Créolité: premier lien aux Caraïbes1. 1 Compère: récit d'un héritage oralApparue dans les Antilles françaises dans les années 1625, la langue créole est le fruit de la violence esclavagiste et de la volonté des colons d'annihiler la langue du Noir: l’usage de leur langue étant interdit aux esclaves africains déportés aux Antilles, ils durent emprunter le parler des colons du XVIIe siècle. Or, la Louisiane créole est assurément un miroir d'Haïti. En 1972, Jean-Baptiste Romain (ROMAIN 1972: 99) remarque la filiation historique et socioculturelle entre Haïti et la Louisiane: période coloniale commune, créole pidgin semblable, syncrétisme mêlant catholicisme et culture vaudou, et, au final, rencontre de ces deux mondes avec la révolte de Saint-Domingue en 1803. L'identité caribéenne de la Louisiane est en partie issue de cet héritage. Ce dernier se manifeste dans l'oralité, qui détourne à la fois les notions de censure linguistique et de colonie. Les préfaciers de l’anthologie Écrits Louisianais du XIXème siècle précisent que les contes oraux des Noirs louisianais sont de véritables échappatoires: «Sous des dehors cocasses, ces contes révèlent les sentiments et les pensées secrètes d’un peuple esclave qui ne pouvait pas s’exprimer librement» (LABARRE SAINT MARTIN, VOORHIES 1979: 38). Les contes oraux constituent un rempart important au masque de l’esclave et incarnent la double conscience de ce dernier, entre soumission imposée et préparation à la révolte. À l'image de la langue issue des Antilles, la société louisianaise créole se calque sur le modèle caribéen. Ce schéma se retrouve dans les récits oraux des conteurs noirs louisianais. Dans le récit Boukhi et Lapin dans la boucanière, le terme «compère» rappelle directement les sociétés de travail antillaises, où chacun cultive la terre de son voisin, qui, en retour, travaille celle de son compère. Ce système fondé sur l'égalité et l'échange se retrouve dans l'escouade haïtienne, dans laquelle huit paysans cultivent ensemble toute l'année sur les différentes terres des compères. Chaque compère bénéficie alors du travail de tous les autres durant un jour hebdomadaire. Dans le conte Boukhi et Lapin dans la boucanière, Boukhi est l’égal de Lapin, comme le précise le début du récit: «Une fois, il y a avait deux bougres qui s’aimaient beaucoup. Ils étaient bons amis. Ils y en avait un qui s’appelait Boukhi, et l’autre, Lapin. Boukhi était pauvre, il avait toujours tant faim! Il avait jamais rien chez lui pour manger. Ça fait, il allait chez Lapin pour manger» (CLAUDEL 1982). Comme le rapporte Barry Jean Ancelet, les contes d’animaux sont «hautement respectés comme gardiens du patrimoine» (ANCELET 1987: 11). Calvin Claudel leur donne une origine en Louisiane et en Afrique:Voici un conte de Boukhi et Lapin, deux bougres de la paroisse des Avoyelles. On comprenait que Boukhi était un lapin stupide, mais le nom «Boukhi» vient du wolof et veut dire une hyène, qui est très stupide dans le folklore. Lapin est un type coquin, qui arrive toujours à avoir le dessus sur Boukhi (CLAUDEL 1982).L’Histoire, tout comme les anecdotes, est régie et transmise par les récits oraux et leurs répétitions. De surcroît, les contes oraux ont une valeur éducative, comme le relate Viviane Ardessie Chase-François: «Les Raconteurs dans la culture noire remontent aux temps où les premiers esclaves sont arrivés en Amérique. Selon mon grand-père, la plupart des histoires racontées servent, tout comme chez les Américains natifs, à enseigner des leçons aux jeunes» (CHASE-FRANÇOIS 1995: 22). La mémoire, pouvoir de résistance contre le dominant, s’affiche comme un pouvoir du corps. L’oralité est, comme l’explique Louis-Jean Calvet, une façon particulière d’appréhender, de dominer le monde, à travers l'omnipotence du corps: «Ainsi, la gestualité et la corporalité sont au cœur de l'oralité qui place le corps au centre de la préhension et de la mesure du monde» (CALVET 1987: 95). Lapin incarne le Marron, tandis que Boukhi est celui qui, ne sachant pas ruser, reste toujours esclave. Dans Boukhi et Lapin dans la boucanière, tous deux sont enfermés volontairement dans une boucanière. Après s'être repus de viandes fumées, les deux comparses tentent de s'échapper:A douze heures, quand le coq a chanté, Lapin s’est levé. Ils ont pas préparé, ils ont parti. Boukhi a pris sa couverte, il a mis en bas son bras. Ça fait, animé comme tout, il dit entre lui-même: «Je vas remplir ma couverte pleine de viande!». Ça fait, quand ils ont arrivés là, ils sont rentrés dans la boucanière des Français. Boukhi a étendu sa couverte par terre. Il a pris à mettre de la viande, des saucisses... enfin, toute qualité de bonnes choses à manger. Lapin, lui, il s’est coupé un petit morceaux de viande, et pis il a sorti. Il est parti par le trou où il était passé. Mais, quand Lapin a parti, Boukhi a resté à prendre les quatre coins de la couverte, amarre, prend la couverte, essaie de sortir par le trou où il était passé. Le paquet de viande passait pas. Et, il était après haler. Le grand jour est venu, Boukhi était toujours après haler. […] Les Français a ouvert la porte, ils ont sorti voir ça: dans le pignon de la maison, après haler un paquet comme ça. Ils disent: «Qui est-ce qui est là quand même?». Ils ont avancé, ils ont vu Boukhi. [Boukhi] les a dit il avait beaucoup faim. […] Ils lui ont flanqué une grosse volée. Ils lui ont donné un gros morceaux de viande, et ils y ont dit: «Va-t-en chez toi, manger, asteur!». Ça fait, comme ça a donné le secret, ça a vendu le secret. Lapin a jamais pu aller avoir de la viande dans la boucanière des Français, Boukhi a tout gâté la sauce (CLAUDEL 1982).Ces contes d’animaux sont fortement ancrés dans la tradition créole. Le terme de « Compère » devient un titre, tel que «Monsieur». Cette entrée dans le langage populaire oral traduit l'africanité et le caractère caribéen des récits oraux de tradition noire en Louisiane. Le conte La Bête Puante, rapporté par David Lanclos, rapporte ce phénomène:Un jour, compère Chat-tigre et compère Panthère ont un chicane au sujet de qui était le plus fort de la forêt. Sans vouloir se battre à la mort, ils ont décidé de mettre la décision dans les mains de compère Hibou. Compère Hibou était très intelligent, et tous les animaux de la forêt respectaient ses conseils. Il a tourné cette question dans sa tête: «Qui est le plus fort? Compère Chat-tigre ou compère Panthère?». Compère Hibou savait bien que les deux étaient bons batailleurs, et aussi que les deux étaient braves. Mais comment pourrait-il prendre une décision comme ça, sans demander l’opinion des autres animaux? Et naturellement, tous les animaux avaient une opinion. Compère Ours a dit: «Compère Chat-tigre est plus fort, car il a la queue courte et les oreilles plates». Compère Rat de bois dit: «Compère Panthère est plus fort, car il est tout noir et ses yeux brillent dans la nuit». Compère Hibou a écouté chaque animal, mais il ne pouvait pas prendre une décision. Alors il a dit: «Il faudra bien que compère Chat-tigre et compère Panthère se battent jusqu’à la mort». Les deux animaux se sont mis à batailler. Le bruit de la bataille a fait peur à tous les animaux. Commère Bête Puante, qui n’avait pas assisté à cette conférence, car elle trouvait ces choses-là idiotes, dormait dans son trou tout près de la scène de la bataille. Le bruit l’avait réveillée, et elle, elle était pas contente. Elle est sortie de son trou toute effarouchée. À son apparence, les animaux se sont tous dispersés. Compère Chat-tigre et Compère Panthère étaient les premiers à quitter la place. Compère Hibou a demandé aux deux batailleurs si ils voulaient continuer la bataille. «Non! ont dit les deux ensembles. C’est Commère Bête Puante qui est la plus forte de la forêt. Car son odeur chasse tous ses ennemis loin d’elle». «Voilà une bonne leçon! a découvert Hibou, ce n’est pas toujours le plus fort ni le plus brave qui est le plus puissant dans le monde» (LANCLOS 1982).Les bêtes sont anthropogènes, et anoblies par le titre de «Compère». Ces personnages, qui se disputent le titre de l’animal le plus fort, sont finalement vaincus par l’odeur pestilentielle de «la Bête Puante», c'est-à-dire le putois. Le putois réussit, par le dégoût et la peur qu’il inspire, à gagner la compétition. Les récits oraux des Créoles noirs louisianais, diffusés à partir du XIXe siècle, sont le lieu de la transmission d'un héritage caribéen. Dans cette Oralie évoquée par Paul Zumthor, ce pays de la parole, les Francophones continuent encore aujourd’hui de transmettre leur langue à leurs enfants, ainsi que leur culture, véhiculée à travers les textes en franco-cadien ou en créole. Héritage métis de l'Acadie, de la France, des Antilles, de l'Afrique, la culture orale louisianaise est le fruit d'une union entre les Caraïbes, l'Europe et l'Afrique.

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