3438653648?profile=original     J'arrive à Brooklyn, à PS 110, un lundi matin à 8 heures, sous un soleil magnifique. Je marche sur Driggs Avenue pour rejoindre la Monitor School et demande des indications à une agent de police. Elle me dit d’aller tout droit, jusqu’au bâtiment rouge, en face du parc. J’arrive à temps pour assister à la Cérémonie du drapeau qui a lieu tous les matins : un petit enfant brandissant solennellement un drapeau américain se promène dans une salle jusqu’au couloir principal en chantant. Il semble investi d’une grande responsabilité. La directrice m’explique comment va se dérouler mon travail d’ « observation participative ». Elle me donne la possibilité de suivre progressivement les différents grades, du Kindergarden jusqu’au Third grade, dans les classes qui ont adopté le Dual Language Program.

      Je commence par la classe de Kindergarden composée de 25 élèves de 5 ans et suivie par Madame S. Ils m’observent tous d’un air curieux. Qui est donc cette jeune fille que la directrice a envoyée dans notre classe ? Trop tard pour se poser des questions, c’est les 50 minutes d’Italien. On monte les escaliers. La maîtresse d’italien m’accueille chaleureusement avant de disposer les enfants autour des tables pour que le cours commence. Aujourd’hui, c’est le vocabulaire concernant le visage : « la faccia », « la bocca », « le orecchie », « il naso », « i capelli ». Tout le monde répète en faisant des gestes et en chantant. Ils ne regardent plus leur feuille, ils apprennent vite. Un homme entre avec un gros chariot et un immense tapis. Il faut l’installer et s’assoir dessus avec les feuilles que la maîtresse a distribuées. La consigne est simple. Il y a un cercle et les enfants doivent y dessiner les différentes parties du visage. La maîtresse fait un modèle au tableau en dessinant une belle bouche, de grandes oreilles, des cheveux en bataille et un nez. Tout le monde se met à sa propre création. Au bout de 5 minutes, certains enfants semblent déjà satisfaits de leur travail et me montrent leur feuille au cri de : « Look, I’m done. » Il y en a qui ont voulu y ajouter leur propre touche : un cou et même des boucles d’oreilles.

       Le cours d’italien est terminé, Mme S. est déjà là et on repasse au français. Vite, vite, vite car aujourd’hui ce n’est pas un jour comme les autres : c’est le jour où l’on investit le « Leader of the Month », le leader du mois. J’ai l’honneur d’accompagner Monsieur et Mademoiselle « Leader of the Month » à la cantine où ces membres honoraires prendront un lunch avec la Directrice en personne. Ils recevront également un livre : « American Poets ». C’est une très grande émotion pour I. et E. : les deux élèves qui se sont le plus appliqués ce mois-ci. Ils ont atteint leur plus grand « goal », celui d’être leader. Mme S. les félicite devant la classe. 

       Aussitôt, on se rassied sur le tapis et on commence par des exercices de « discrimination visuelle » dont la consigne est en français. Le topic du jour est le « foliage ». Observer et dessiner. Madame S. m’explique qu’il est suggéré par l’Etat de New York. Les enfants colorient les feuilles, les trient et les collectent selon leur forme. Ensuite, ils passent à un exercice de ‘graphisme’ en complétant les feuilles coupées à moitié suivant leur symétrie. Cela leur permet d’exercer leur trait tout en apprenant du vocabulaire. En effet, devant la consigne « Dessinez les feuilles qui tourbillonnent », beaucoup d’enfants me demandent une traduction du verbe « tourbillonner » en anglais. Je leur explique que les feuilles font un trajet de l’arbre au sol et que, dans ce trajet, elles ‘dansent’. Un enfant s’écrie « whirling ». Je leur dit d’interpréter comme ils le veulent. Ils dessinent donc les feuilles et le vent, par des traits ou des flèches, tout en répétant « t-o-u-u-u-r-b-i-l-l-o-n-n-e-n-t». Ils prennent ça comme un jeu mais en devinent le but caché, le vrai « goal ». Même si beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas du tout le verbe français, ils semblent fiers de pouvoir maintenant le prononcer pour la première fois.    

       J’en profite pour observer les murs de la classe : les alphabets y sont affichés dans les deux langues. Un mur en anglais, l’autre en français. La distinction visuelle entre les deux langues est un point fondamental, m’explique Madame S. L’anglais est toujours en bleu et cela continue dans les grades suivants. Sur les murs aux couleurs vives, on distingue une liste des noms et prénoms, un tableau des « points de tables », une liste des pays francophones et un panneau qui énonce une série de règles de conduite destinées aux écoliers. Il s’agit des « 7 habits », des 7 comportements à adopter :

Be proactive ; 2) Begin with the end in mind ; 3) Put first things first; 4) Think win-win ; 5) Seek first to understand, then to be understood ; 6) Synergize ; 7) Sharpen the Saw.

      Les élèves sont constamment encouragés à mieux faire dans le respect mutuel. Des phrases telles « Begin with the end in mind » ou « Put first things first » révèlent une volonté de se fixer toujours un but. Ces 7 habits répondent à une mission bien précise que l’on retrouve affichée un peu partout dans les couloirs de l’école :

« It is important to be proactive in our learning and thinking win-win so that we can get a great education, graduate, and have a career that we love. We are always thinking with the end in mind. We also come to school to synergize so that we can help ourselves and others ».

      L’objectif du Dual Language Program est d’acquérir une compétence et, à terme, une maîtrise des deux langues et les enfants semblent être conscients de l’importance de cette tâche. Dès les premiers jours, beaucoup d’élèves se présentent spontanément à moi pour me dire quelles langues ils parlent à la maison : français, anglais, espagnol ou polonais. Leur propre positionnement par rapport à la langue française donne lieu à des petites discussions, des 'little fights', sur leur niveau de compétence, une rivalité qui reste « saine », jamais agressive. Deux petites filles m’expliquent : «moi,  je suis française » (élève qui a grandi aux Etats-Unis avec un parent francophone) / «moi,  je suis plus française qu’elle » (élève qui vient d’arriver de France). Les enfants semblent comprendre qu’ils ont un avantage par rapport aux autres,. La diversité linguistique leur est présentée comme un atout dès le Kindergarden. Madame S. explique aux enfants à propos d’une consigne : « Elle est en anglais, elle vient de l’Etat de New-York. Ils ne connaissent pas le français, eux ».

Les enfants manifestent une sensibilité linguistique surprenante pour leur âge, comme l’illustre ce petit épisode qui surviendra quelques jours plus tard.

      Vers 12 :15, le « Fire Alarm » commence à retentir dans l’école. Il s’agit d’un entraînement. Madame S. donne des indications aux enfants pour qu’ils se mettent en rang sans faire de bruit. Ils ont l’air de se demander ce qui se passe mais ils exécutent sans broncher. Le chef de file est investi d’une grande responsabilité. Ils sont quand même un peu excités par cette activité inusuelle. Je les suis tranquillement en fermant la file. A ce moment-là, le petit M**** se retourne et me communique triomphalement : « My father speaks french. A lot. » (« Mon père parle français. Beaucoup »).

     Je suis tellement surprise par cette affirmation que je m’arrête net. Je commence à réfléchir. Est-ce que le petit M*** est au courant de ma recherche ? Pourtant, j’ai l’air d’une assistante comme les autres. De plus, je suis certaine de n’avoir rien dit devant la classe et je ne pense vraiment pas que quelqu’un ait eu l’idée d’expliquer à un enfant de 5 ans ce qu’est un mémoire sur l’éducation bilingue.

Ensuite, je me souviens que le premier jour que je suis arrivée à la Monitor School, M**** s’était approché de moi et spontanément m’avait informé: « We speak french in the morning and English in the afternoon ». Et j’étais arrivée à PS 110 depuis dix minutes à peine. 

      Je serai surprise, par la suite, par d’autres affirmations spontanées comme celle du petit M****. Les enfants sont venus volontiers me raconter la composition linguistique de leur famille : « Ma mère parle aussi l’espagnol. Moi je le comprends mais je ne le parle pas. Ma « nanny » est espagnole. » Lorsque M**** m’expose la composition linguistique de sa famille, elle commence par distinguer entre langues actives et passives. Je me dis que c’est prodigieux qu’une enfant de cinq ans distingue entre langue active et passive !

    J’observe un autre panneau sur le mur de la classe, en forme de fleur. Il énonce une série de règles, cette fois-ci en français : se ranger, respect, entraide, soigner son travail, responsabilité, prise de parole, rangement, écouter les consignes.

« Tout le monde a un boulot ». C’est le titre d’un autre panneau qui désigne, toujours en français,  la répartition des rôles entre les enfants  -   « chef de rangs »,  « responsable des chaises » ou  « bibliothécaire » - qui changent chaque semaine.

Le concept de ‘leadership’, qui recouvre à la fois le sens de la responsabilité et la possibilité de se distinguer, est un moteur important pour le développement de la personnalité des enfants à l’école. Ce concept est appliqué aux différentes tâches qui accompagnent la vie de classe. Il y a ainsi un « Library Leader » et un  « Lunch Room Leader », autrement dit les responsables 3438653859?profile=originalde la bibliothèque et de la cantine. Les petits écoliers apprennent ainsi, progressivement, à assumer de petites responsabilités, telles les « morning responsibilities » comme le  « Paper passer », celui qui distribue les copies aux autres élèves.

Le modèle de « leadership » semble avoir une forte fonction éducative. Il revient constamment sur les parois de l’école,  afin que les enfants puissent bien le visualiser. « The leader in me » est une devise que l’on retrouve sur la porte du secrétariat,  celle du bureau de la Directrice. C’est également la première phrase que les enfants voient en entrant à l’école.

Il y a des « Leaders » à l’intérieur de chaque classe - comme nous l’avons vu - mais aussi des classes « Leaders » pour la récolte des fonds alimentaires destinés à l’armée. Sans compter les systèmes de points de table, les « récompenses de classe » et la possibilité pour les élèves d’accumuler des étoiles. Les « stars students » sont ceux qui ont le plus travaillé.

       Ce modèle, appliqué dans de nombreuses écoles publiques américaines,  aurait pour fonction d’améliorer et de renforcer l’efficacité de tous les autres programmes mis en place. Quel meilleur ‘booster’ pour les programmes bilingues ? La connaissance de plusieurs langues étant déjà, dans un monde globalisé, un élément moteur pour une leadership présente… et future.

          Plus généralement, le Dual Language Program fonctionne à travers un système de renvois.  L’alternance des mêmes thématiques ou « topics », pour le dire à l’anglaise, est à la base de la philosophie de PS 110. Les enseignants se consultent et échangent en permanence, entre grades, mais aussi entre différentes langues. Si une typologie d’exercice est abordée en Kindergarden, elle sera continuée en First Grade. Les enseignants  discutent en permanence de la méthode et des différentes approches à adopter. Il y a bien sûr des réunions scolaires régulières, mais il est fréquent que les enseignants se consultent de façon indépendante. L’apprentissage procède par acquisitions progressives et par l’intégration des connaissances. Les enfants suivent des thématiques différentes chaque jour. Il s’agit d’un équilibre délicat, d’un savant dosage des compétences. En quelque sorte, d’un laboratoire. L’approche pédagogique américaine et l’approche française ne s’excluent pas l’une l’autre. Elles entretiennent un rapport constant et enrichissant. Madame S. m’explique : « En fait, il n’existe pas des livres spécifiques pour les enfants bilingues».

           Il faut être créatifs, utiliser tous les supports à disposition. On intègre donc des textes en anglais, des textes de maternelle en français et des textes destinés aux enfants anglais qui apprennent le français. J’entrevois, sur les étagères, des livres dans la Collection « I can read French » : « Hurry up, Molly / Dépêche-toi Molly ». Il s’agit de « Language Learning Story Books ». Il y a également des livres en édition « Scholastic » venant du Canada. Les enfants ont une liste et peuvent choisir quelques livres pour leur « lecture indépendante ». Je reviendrai plus tard, avec M. R., sur cette activité qui débute en Kindergarden et aura une place très importante en First Grade.

3438654005?profile=originalMadame S. m’explique qu’elle se réfère pour sa pédagogie en même temps à des livres français et anglais pour rejoindre le « Common Core », le tronc commun des compétences des écoles publiques de la ville de New York. Et ce « Common Core », il faut le suivre. Les tests que les élèves passent une fois par mois sont en anglais. C’est les mêmes pour toutes les écoles publiques de New York.

L’enseignement de la phonétique se déroule dans les deux langues. On chante par exemple une chanson contenant le mot « gâteau », en suite on prononce le phonème [g] trois fois en faisant des gestes. Ça leur permet d’apprendre tout en s’amusant.

Ces mêmes phonèmes qui sont appris en français, seront appris en anglais, à l’écrit cette fois-ci, à travers le « Phonic Workbook » qui existe pour le Kindergarden et pour le First Grade.

Sur le placard, les voyelles sont affichées en français, elles seront affichées en anglais dans la classe de First Grade.

      Les enfants ne répètent presque jamais les mêmes exercices. La variation est un élément fondamental du Dual Language Program et donc dans le choix de la séqu3438654114?profile=originalence des exercices, tout comme la flexibilité. Les enfants ne doivent jamais s’ennuyer. Des dénominations créatives sont inventées pour qu'ils suivent les mécanismes du DLP: « Upside-down day », lorsque l’ordre français/anglais est inversé.

« Francophones, allez à votre table et aidez ceux qui n’ont pas compris », s’exclame Madame S. après avoir expliqué la consigne d’un exercice. L’entraide est très importante dans le DLP. Certains élèves sont nés aux Etats-Unis de parents francophones. Ils arrivent donc à lire en français avant les autres. L’enseignant veille à ce que l’élève se sente fier de ses progrès. Il est félicité devant toute la classe pour encourager les autres à faire de même. C’est ce qui arrive avec le petit L****. Madame S. me dit qu’il est prêt à lire en français. Je lui fais lire alors l’histoire du Père Noël et L* est de plus en plus excité. Une fois que le livre est terminé je l’accompagne chez Madame S. en lui communiquant la nouvelle. Il est extrêmement fier. Une fois terminée l’évaluation de maths, Madame S. le fait lever L**** du tapis et annonce à toute la classe : « L**** sait lire en français maintenant. Il peut déjà lire en français ET en anglais »...

                 

par Vera Marchand

Journal de bord d'une observatrice de classes bilingues ~ Chapitre 1 ~ la classe de Kindergarten

30 janvier 2015

A propos de ce texte :

Dans le cadre de mon mémoire universitaire, consacré à l'éducation bilingue, j'ai effectué, au mois de novembre 2014, un stage d’immersion quotidienne dans plusieurs classes de la Monitor School de Brooklyn qui appliquent depuis plusieurs années le  Dual Language Program. Ce stage « d’observation participative » m'a permis d’évaluer dans la pratique les dispositifs pédagogiques qui sont au cœur du DLP.

Grâce à la disponibilité du proviseur et des enseignants de la Monitor School de Brooklyn,  j'ai pu participer activement à la vie de classe. L'objectif étant de mieux connaître les mécanismes qui sont à la base du Dual Language Program ainsi que d'évaluer les dynamiques d'interaction entre enseignants et enfants.

Parallèlement à mon travail de recherche universitaire, j'ai tenu une sorte de "Journal de bord" sur cette expérience extraordinaire, dont l'objectif premier a été de restituer dans leur spontanéité les réactions des enfants en situation d'apprentissage.

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Comments

  • Texte fort intéressant. J'ai passé une journée dans la classe d'immersion de ma toute première amie française, Marie-Cécile LOUVET (FRANCIS, à l'époque). C'est elle qui avait créé le premier programme d'immersion de français à Silver Spring MD il y a maintenant quelque 40 ans. C'était une classe étonnante: 25 gosses de 2e en 5e année qui passaient toute la journée en français, travaillaient en équipe par moments, s'amusaient à apprendre, à discuter en français. Un gosse de 3e enseignait les maths à ceux de 5e puisque c'était lui le plus fort. Ils passaient des examens standardisés (lecture, maths, etc,) donnés en anglais, toujours au niveau ou au-dessus de la norme, et ils ne faisait rien en anglais de la journée. Quelle bonne initiative!

  • Tres interessant! Merci de partager

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